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La figure de l'artiste / Sortir des dynamiques hiérarchiques dans le cinéma (2/5)

- Jeanne Clerbaux

TW: ce chapitre fait mention de violences sexistes et sexuelles.

Pedro Almodovar énonçait devant la presse, il y a quelques années, ceci : "Réalisateur, c'est le métier qui se rapproche le plus de celui de Dieu : on peut donner corps à son imagination et à ses fantasmes, c'est un énorme pouvoir et c'est ce qui me plaît : ce rôle de créateur", après une projection de son film à Cannes. 

Plus récemment, Yorgos Lanthimos explore la question du pouvoir, de l’abus et de l’amour dans son dernier film Kinds Of Kindness, avec une mise en abyme dérangeante. Le film parle d’abus de pouvoir, mais Lanthimos semble lui-même expérimenter les limites de son pouvoir en tant que réalisateur. En effet, des scènes de sexe débridées, dramaturgiquement gratuites, questionnent son regard et ses motivations. L’expérimentation artistique justifie-t-elle toujours l’asservissement des corps des acteur.ices ? 

La figure de la “muse” résonne particulièrement avec ce rapport discret de domination. Une femme est considérée comme la source d’inspiration d’un artiste, généralement masculin. 

Cette conception n’est pas l’apanage du cinéma, bien au contraire : dans la peinture par exemple, on recense énormément d’exemples de ce rapport. On pense notamment à Courbet, Picasso, Manet, Renoir ou encore Matisse qui ne se cachaient pas d’avoir des muses, bien au contraire (avec une fierté souvent partagée par les muses elles-mêmes). 

Si certaines artistes femmes ont également eu des hommes-muses, il s’agit néanmoins toujours d’un rapport porté sur l’objectification du corps. Se pose dès lors la question de la place du désir dans l’art. Peut-on créer sans désirer ? Et le désir implique-t-il une objectification des sujets ?

S’il arrivait que des muses elles-mêmes ne semblent pas dérangées par cette relation, où est le problème ? Le problème, c’est l’absence totale de limites. Comme le souligne Geneviève Sellier, professeure émérite en études cinématographiques et autrice de l’essai “Le culte de l’auteur, les dérives du cinéma français”, la place centrale de l’auteur autorise des comportements violents et répréhensibles. Le prestige de l’artiste induit une liberté de création sans obstacle, et donc un pouvoir discrétionnaire du réalisateur sur la direction d’acteur.ice.s. 

En effet, parler de la place hiérarchique d’un réalisateur sur un plateau sans parler des nombreux scandales de violences sexuelles commises par nombre d’entre eux, serait incomplet.

Le réalisateur Benoît Jacquot s’exprime en ces mots en parlant de sa relation avec Judith Godrèche, 14 ans à l’époque (accusé d’avoir abusé d’elle, 6 années durant) : “D’une certaine façon, faire du cinéma est une sorte de couverture pour tel ou tel trafic illicite, pour des mœurs de ce type là. “Il est cinéaste, il est artiste, il est en train de créer une actrice, c’est leur truc”…Et en même temps, dans le landernau cinématographique, on peut sentir qu’il y a une certaine estime ou une certaine admiration pour ce que d’autres aimeraient bien pratiquer aussi. Ce qui n’est pas désagréable d’ailleurs.”  Tout est dit. Cet aveu répugnant pose question quant à cette “couverture” qu’offre effectivement le cinéma, dont il fait mention. 

Il est donc tacitement accepté que l’Art excuse un bon nombre de comportements. En effet, la célèbre question “faut-il séparer l’Homme de l’Artiste?” a été largement débattue, lorsque le réalisateur Polanski avait été récompensé d’un César en 2020. 

Rappellons-le, Polanski est accusé d’avoir drogué, sodomisé, violé et agressé sexuellement plusieurs femmes (dont certaines avec une extrême violence), âgées de 13 à 18 ans à l’époque des faits. Samantha Geimer, sa première victime reconnue, avait annoncé avoir vu l’opportunité d’un rêve professionnel s’ouvrir à elle en acceptant de travailler avec Polanski, car c’est ce qu’il lui avait promis. Cette déclaration illustre bien le rapport de domination qui les liait. 

S’il s’agissait d’un cas isolé, nous n’aurions pas vu advenir un mouvement #metoo si retentissant dans le cinéma : plus de 54 millions de tweets ont été recensés dans le monde entre 2017 et 2022. 

Parmi les cas les plus connus : 

  • Le producteur Harvey Weinstein condamné pour viol ou tentative de viol par 87 femmes;
  • Le réalisateur Christophe Ruggia reconnu coupable du viol aggavé de l’actrice Adèle Haenel (quand elle avait 12 ans);
  • Woody Hallen accusé de viol sur sa fille adoptive âgée de 7 ans;
  • Luc Besson accusé de viol également (mettant en scène dans Léon sa vision fantasmagorique d’une fillette tombant amoureuse d’un assassin…);
  • Bernard Bertolucci ayant organisé le viol de Maria Schneider par Marlon Brando dans le dernier tango, pour une scène de sodomie qui ne faisait pas partie du scénario. Il a admis par après qu’il ne l’avait pas prévenue pour obtenir une réaction authentique : “Je ne voulais pas que Maria joue l’humiliation et la rage, je voulais qu’elle ressente la rage et l’humiliation”. C’est chose faite, merci Bernard. 

Plus proche de nous et plus récemment, nous nous rappelons de l’affaire Joachim Lafosse qui a secoué le cinéma belge, accusé de harcèlement par une dizaine de ses collaboratrices.

La liste en est presque épuisante tant elle est longue. Est-ce un hasard ? Le poste de réalisateur.ice ne serait-il pas le parfait passe-droit pour toutes ces personnes rêvant d’une position hiérarchique écrasante ?

Certaines femmes sont également (marginalement) impliquées. Nous pensons à la réalisatrice Catherine Breillat qui aurait également organisé le viol de Caroline Ducey sur le tournage de son film Romance, en décidant à la dernière minute que les scènes de sexe avec Rocco Siffredi ne seraient pas simulées. 

De ces faits, nous concluons que le problème ne vient pas des hommes en tant qu’individus, mais bien de la position hiérarchique qu’ils occupent en tant que groupe social (sur un plateau de tournage ainsi que dans la société en général). 

Si vous vous demandez ce que cet article a à voir avec les enjeux environnementaux : beaucoup de choses en réalité. Il s’agit là exactement du même schéma de pensée, la même logique s’applique. En effet, ce pouvoir sans limite dont nous parlons trouve un écho dans la manière dont nous traitons la nature aujourd’hui. Ce rapport de domination doit être questionné, dans notre rapport au monde tout entier et non en silo. A un problème systémique, il nous incombe d’observer le tableau avec une vision globale. 

Dès lors, il est essentiel de repenser la place de l’artiste au sein du processus créatif. Selon Geneviève Sellier, nous devons ce culte de l’artiste aux cinéastes de la Nouvelle Vague et à l’élite française de l’époque, qui ont décrété que les œuvres audiovisuelles étaient le résultat de l’esprit supérieur du réalisateur. 

Ce qui, dans la pratique, n’est pas le cas : un film a toujours été et restera une œuvre collective. Et nous avons tout à gagner à reconnaître que c’est ce qui conduit à sa réussite. 

Par ailleurs, les dynamiques hiérarchiques ne font pas que des dégâts sur les plateaux, mais également dans les propos des films. Récemment, Emilia Perez de Jacques Audiard dérange bon nombre de personnes issues de la communauté mexicaine. En cause, plusieurs problématiques : l’appropriation d’une culture qui n’est pas la sienne de la part du réalisateur (qui traite avec peu de réalisme et de respect la douloureuse réalité du narcotrafic), l’embauche d’acteur.ice.s qui ne sont pas mexicain.e.s, une exotisation des réalités du pays, … 

Comme le souligne un article de Gatopardo, ces œuvres donnent l’illusion d’apporter une pierre à l’édifice dans la résolution du racisme, mais en réalité elles ne font que maintenir le statu quo. En effet, ces réalisateurs capitalisent sur des problématiques qui ne les concernent pas et qu’ils ne vivront jamais, nourrissant cette grande machine qui continue d’écraser les populations marginalisées. L’article argumente “Jacques Audiard exploite les récits de personnes historiquement opprimées pour réaliser un profit personnel qui est déjà devenu incontestable” (2 prix au Festival de Cannes, 10 nominations au Golden Globe et 13 nominations aux Oscars). 

En Belgique et à plus petite échelle, des critiques similaires avaient été émises à l’encontre du film Habib, de Benoît Mariage. En effet, le film raconte l’histoire d’un personnage musulman, en quête identitaire et en questionnement religieux sur le christiannisme. Le rôle de Habib est interprété par Bastien Ughetto, un acteur français n’ayant aucun lien avec la culture musulmane (pas plus que n’en a son réalisateur). Cette démarche questionne effectivement : qu’attisent ces questionnements identitaires qui ne leur appartiennent pas chez ces réalisateurs ? Que disent-ils d’eux ?

Attention, il est évident que les artistes ne sont pas condamné.e.s à raconter seulement les histoires qu’ils/elles ont vécu dans leur chair. Certains sujets nous touchent, sans que nous sachions pourquoi et serait mal venu d’arbitrer la résonance de l’un ou l’autre sujet chez une personne. Et puis, n’est-ce pas l’enjeu d’une fiction, d’être fictif ? 

En réalité, il serait un peu facile de se dédouaner de l’impact des représentations au cinéma. 

Parfois et à force de corroborer des représentations erronées, des communautés entières pâtissent d’imaginaires stigmatisants. 

Il s’agit en réalité de simplement d’accepter qu’il existe une balance d’intérêts à faire.

Notre liberté s’arrête là où commence celle des autres. Il n’y a donc pas de raison que la liberté artistique soit absolue et infinie.  

Il s’agit d’évaluer la nécessité d’une liberté créative (évidemment souhaitable), versus le risque (proportionnel à la notoriété de l’artiste en question) de créer des représentations destructrices ou stigmatisantes, qui participent activement au maintien d’une domination culturelle blanche, dans le cas où le/la réalisateur.ice ne se serait pas assez renseigné sur les enjeux qu’il/elle traite en amont. 

Un autre argument pourrait être la question de savoir si parler d’injustice (qu’on la vive ou non) est un moyen de donner une voix à ceux qui ne l’ont pas. 

Il est vrai que factuellement, la majeure partie des personnes qui pourraient porter en étendard leurs injustices systémiques n’ont jamais passé le goulot de l’entonnoir. Pour un parcours classique, ce serait : être pris.e école de cinéma, trouver un.e producteur.ice, faire financer son film et puis que le film trouve son public (dans des festivals ou via un distributeur). 

Or, le principe de la discrimination étant intimement lié son caractère systémique, le projet ou la personne peuvent être invisibilisés à toutes les étapes du parcours. 

Prenons pour exemple une donnée simple : il suffit d’observer la présence des femmes réalisatrices dans le cinéma belge. Seuls 21% des long-métrages de fiction ont été réalisés par des femmes en 2020-2022. Or il n’est pas rare que les femmes soient en supériorité numérique dans les écoles de cinéma. Où sont-elles passées ? L’explication est probablement multifactorielle, mais nous ne pouvons pas faire abstraction du fait que le système valorise davantage le travail masculin (il suffit à nouveau de jeter un oeil à n’importe quel palmarès de festivals de films). 

A ces données, ajoutons les discriminations liées à la couleur de peau : il a fallu attendre 2016 pour qu’une femme noire soit nommée aux Césars (Zita Hanrot, gagnante du César du meilleur espoir féminin) alors que l’Académie existe depuis 1976. La première réalisatrice noire a être nommée à Cannes était Mati Diop avec son film Atlantique en 2019, après presque 80 ans d’existence du festival… 

Les femmes font-elles du moins bon cinéma que les hommes ? Hélas non, elles sont a minima aussi compétentes et talentueuses. Ces phénomènes d’invisibilisation sont largement étudiés et théorisés par les sciences sociales depuis plusieurs dizaines d’années. 

Et, croyez-le ou non, mais ils sont le résultat d’une domination d’un groupe social sur un autre. 

Sortir des dynamiques hiérarchiques semble dès lors souhaitable, pour habiter un monde meilleur, en faisant par exemple de la place à d’autres œuvres.

Par ailleurs, concernant les représentations de l’écologie au cinéma, lorsque nous, auteur.ice.s engagé.e.s, promouvons l’émergence de nouveaux récits tels que l’entraide, la solidarité, le respect du vivant sous toute ses formes, … Il est essentiel de soulever que ces récits n’ont en réalité de nouveau que leur récente visibilisation dans notre cinéma. Il suffit de lever les yeux un instant pour constater que nous n’inventons rien de nouveau et qu’énormément de cultures ont un rapport différent au vivant, qu’il serait souhaitable de visibiliser. La position de domination que notre cinéma occidental assoit plus largement doit également être questionnée.

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