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La figure du mécène / Sortir des dynamiques hiérarchiques dans le cinéma (4/5)
Ce n’est un secret pour personne, produire un film est extrêmement coûteux. La fourchette est large, un long-métrage coûte entre 1 million (la petite production belge) et 500 millions d’euros (le gros blockbuster type Star Wars).
Tant que le financement est public, les règles du jeu de la démocratie sont respectées (bien que orientées par quelques biais dans le chef des personnes qui siègent en commission et qui décident indirectement de l’avènement des œuvres).
Cependant, il n’est pas rare que des entreprises privées se saisissent du financement d’oeuvres culturelles. La privatisation de la culture soulève un double risque : d’une part, un risque démocratique, et d’autre part, un risque de greenwashing (et tout autre cause qui pourrait être soumise au même procédé).
Premièrement, cela constitue un risque démocratique. En effet, une personne (ou une société) dotée d’un patrimoine financier conséquent aura dès lors le pouvoir de statuer sur l’existence d’une œuvre artistique. Cette décision peut ne sembler que peu de choses mais en réalité, elle délègue un pouvoir politique immense et ouvre grand la porte à la détention du pouvoir dans les mains d’un très petit nombre de personnes issues de la classe dominante.
On le sait, les récits ont une influence immense sur la société (retrouvez ici notre article à ce sujet). La carrière du publicitaire Edward Bernays en est un autre exemple. Considéré comme un pionnier de la propagande et de la manipulation des masses, on lui attribue le succès de la diffusion du mode de vie états-unien capitaliste ainsi que de nombreuses campagnes d’incitation à la consommation du tabac. Il a également été embauché par une firme bananière américaine (UFC) pour faire advenir le renversement du gouvernement guatémaltèque en 1954, grâce à une immense campagne de désinformation. Si ces faits ne ressemblent à rien d’autre qu’une immense théorie complotiste, ils sont malheureusement largement documentés.
Attention cependant, la culture est bel et bien un outil à double tranchant. Si d’aventure nous nous trouvions déjà dans un état autoritaire, même l’essence publique de celle-ci ne nous sauverait évidemment pas. Bien au contraire, à en voir l’usage de la culture à des fins politiques non-dissimulées pendant la période hitlérienne, où un “ministère de la Culture et de la Propagande” avait été institué. La diffusion de l’idéologie nazie était appuyée par tous les supports possibles : la musique, l’art, le théâtre, le cinéma, la littérature, la presse…
Si cette réalité ne nous semble tristement plus si éloignée de nous depuis l’investiture du président Donald Trump en janvier dernier, il est d’autant plus important de prendre la mesure de ce risque et d’agir. En France, 80% des médias français sont détenus par 9 milliardaires.
Du côté belge, le combat de Georges Louis Bouchez contre la RTBF nous incite également à la plus grande prudence.
Empêcher par tous les moyens possible cette récupération de la Culture par le privé, c’est instituer des garde-fous à ce glissement vers un monopole culturel dans les mains de quelques-uns.
Le deuxième problème lié au financement privé (et pas des moindres), est l’immense risque de greenwashing ou de social washing. Pour exemple, l’investissement massif de TotalEnergies dans la culture ces dernières années.
Rappelons-le, Total Energies est responsable de l’un des plus gros désastres social et environnemental européen, notamment à cause d’EACOP, ce projet de pipeline chauffé à 50°C traversant l’Ouganda et la Tanzanie, ayant déjà exproprié des milliers de personnes (qui n’ont toujours pas reçu d’indemnisation à ce jour), passant à travers des lacs qui approvisionnent en eau potable des millions de personnes et à travers des réserves naturelles, menaçant donc la biodiversité; sans compter les 400 nouveaux puits de forages envisagés alors que l’on sait que construire de nouvelles infrastructures fossiles aujourd’hui est un geste criminel.
Dans la même temporalité, Total Energies a décidé d’investir dans “Woman”, le dernier film de Yann Arthus Bertrand et Anastasia Mikova, en brandissant des valeurs d’égalité et de droits humains prétendument défendus par l’entreprise… Spoiler Alert : il n’en est rien.
Instagram : Total Energies est responsable de l’un des plus gros désastres social et environnemental européen et a décidé d’investir dans “Woman”, le dernier film de Yann Arthus Bertrand et Anastasia Mikova, en brandissant des valeurs d’égalité et de droits humains prétendument défendus par l’entreprise…
C’est précisément la définition du green washing (mais qui se décline à la sauce de toutes les luttes sociales) : une forme de tromperie ou de désinformation, qui a pour but de faire croire à un engagement politique de l’entreprise, alors que ce n’est pas le cas. Il s’agit d’une pratique déloyale sur laquelle le Parlement Européen a légiféré l’année dernière, avec l’adoption d’une directive européenne, qui n’attend qu’à être intégrée dans la législation des États membres.
On pourrait croire qu’un peu vaut mieux que rien du tout, qu’il vaut mieux que Total mette son argent dans Woman plutôt que dans Mission Impossible 9, mais malheureusement ce n’est pas comme ça que les choses marchent dans un système fonctionnel. La problématique tient précisément dans l’introduction cet article : dans un monde meilleur, on ne peut pas séparer améliorer la condition de certain.e.s en détériorant celle d’autres. On ne peut pas défendre les droits des communautés LGBTQIA+ tout en exploitant des ouïghours pour faire des baskets (comme l’a fait Nike avec sa campagne #BeTrue). Il s’agit encore une fois, d’un moyen pour l’entreprise de capitaliser sur une lutte sociale, trompant le consommateur qui pense consommer de manière éthique.
Et le cinéma dans tout ça ?
Le cinéma, en tant que partie du monde culturel ayant une influence immense sur nos modes de vies, porte une responsabilité dans les messages qu’il transmet. Selon le CNC, les placements de produits dans les films français peuvent représenter jusqu’à 5% du budget du film (contre 30% aux Etats Unis). Il est donc crucial de prendre conscience des dynamiques de domination qui façonnent les récits que nous consommons. Face à ces enjeux, il est impératif d’exiger une éthique et une transparence du secteur. Défendre un cinéma indépendant et affranchi de ces logiques de domination, c’est aussi défendre une culture véritablement libre et engagée.
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