Jeune homme en colère et s'arrachant les cheveux - Yogendra Singh on Unsplash

Billet d'humeur

Une question de vie ou de mort

- Pierre-Paul Renders

Récemment, moi dont c’est le métier de faire des films, d’écrire des scénarios, d’enseigner le cinéma, j’ai osé me poser une question très dérangeante.

Une question que je n’aurais pas aimé que quelqu’un d’autre me pose, surtout quelqu’un qui n’aurait pas été du métier…

En fait, c’est une insidieuse question réthorique, une affirmation déguisée : "Aujourd’hui, sachant ce que l’on sait de l’état de la planète, utiliser le cinéma pour raconter une histoire, ne serait-ce pas l’équivalent de faire un beau gros vol en avion pour prendre quelques jours de vacances ?".

De tout temps, l’humanité s’est raconté des histoires de manière collective par divers moyens, du conteur au coin du feu aux tragédies en grands amphithéâtres. Mais aucun de ces moyens n’a eu un coût écologique comparable au "cinéma" (j’englobe évidemment dans ce mot toute la fiction audiovisuelle). Elle pèse bien lourd sur la planète, cette manière de raconter autant en production qu’en diffusion.

Ah oui, elle est agaçante et dérangeante, cette question. Tu sens cet état d’énervement dans lequel elle te met ? Cette envie de botter en touche ? Oui mais non, quand même pas jusque-là ? On parle de mon gagne-pain, quand même ! De ma passion ! De ma raison de vivre ! Et de tout un pan de l’activité économique ! Et surtout d’une source fondamentale de culture et d’art !

Oui. Mais si tu regardes en face la question de la survie de l’humanité, c’est quand même de cela qu’il s’agit, tu ne peux que faire ce constat : le cinéma n’est pas essentiel à la vie ni à la culture, ni au lien social. D’ailleurs, on s’en est passé pendant des millénaires.

Alors quoi ? On plie boutique ? On redevient des conteuses et conteurs de veillée ? Des saltimbanques en roulottes, de villes en villages ? C’est peut-être ce qui nous attend, comme dans l’étrange et belle série HBO "Station Eleven".

J’entendais ce matin à la radio mon collègue Bouli Lanners qui est en train de se recycler dans la création d’un théâtre de marionnettes, minuscule mais super-convivial. Il utilise exactement ces mots-là pour expliquer sa démarche : un alignement avec sa conscience écologique…

Mais en attendant, qu’est-ce qu’on décide ? Stop ou encore ?

Quand j’ose cette question provocatrice, la réponse que je reçois le plus souvent et que je me donne à moi-même c’est : "Non, mais justement, le cinéma est un médium incroyable pour faire changer les mentalités, pour contribuer au changement des imaginaires et des sociétés ? Il a une telle force de frappe ! Ce serait idiot de s’en passer !".

C’est pas faux. C’est même très vrai. 

Mais pour l’instant, il est où, ce cinéma qui change le monde ? Le cinéma qui nous montre des cascades en vélo bien plus drôles et originales que des poursuites en bagnoles ? Le cinéma qui, au même titre que les stéréotypes de genre ou "raciaux", ose déconstruire les stéréotypes consuméristes, "compétitionnistes" et "croissancistes" ? Le cinéma qui prend en compte le dérèglement écologique, qui dénonce l’écocide et la rupture du lien avec le vivant? 

Eh bien, en fait, il existe, il est là. Oui, dans un petit coin, bien sûr. Mais il y a plein de trucs magnifiques qui se conçoivent et s’imaginent. Cela ne date pas d’hier. Woman at war, Les Algues vertes, Captain Fantastic, Le Règne Animal, Ailleurs si j’y suis, Erin Brockovitch, Station Eleven, Black Mirror, et bien sûr Don’t Look up, … et peut-être même Avatar, bien que là, la démesure productionnelle vient probablement contredire le propos.

Mais si c’est ce cinéma-là qui conserve une légitimité d’exister malgré son coût écologique, il s’agirait qu’il prenne de l’ampleur et qu’il gagne violemment du terrain sur la grande masse des autres productions, celles qui nous volent notre attention et notre lucidité, contribuant à la catastrophe autant par l’impact écologique (dans les modes de production) que par l’aveuglement et à l’immobilisme (dans les contenus, contribuant à ce qu’on appelle d’ailleurs "l’effet Don’t Look up").

Alors, les créateurs d’imaginaires, on se retrousse les manches ?

C’est tout sauf déprimant, en fait. Carrément enthousiasmant. Ça réouvre tout grand les portes de nos imaginaires. Ça fait entrer de l’air frais. Nous avons non seulement la mission mais surtout la liberté de raconter de nouvelles histoires.

Depuis que nous parlons de cela dans nos formations Cinécolab, on voit briller les yeux et pas seulement ceux des scénaristes. Tous les postes d’une équipe se sentent concernés et impliqués. Cette prise de conscience redonne du sens à nos métiers. Elle relance le désir d’agir pour un cinéma soutenable. Quand le contenu a du sens, il mobilise les équipes autour du projet de produire les choses différemment, dans un respect plus grand du vivant.

De toute façon, c’est ça ou rien. Une question de vie ou de mort … du cinéma.

S’adapter ou disparaitre.

Choisir la vie.